Chronique du Vendée-Globe 7e

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CATAMARAN
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Chronique du Vendée-Globe 7e
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"Bête de somme"
Pas simple de se lever ce matin. Envie de s’abandonner à cette douce chaleur du réveil comme un dimanche matin d’hiver quand la pluie cingle les volets secoués par un vent glacial. Alors pourquoi pas une grasse matinée, genre 40e reposants ? Ca changerait, non ? Allongé dans la couchette, bonnet sur la tête,  le corps bien emmitouflé dans le duvet, vous flottez dans une tiède somnolence où s’entremêlent le réel et le rêve.
Il y a quelques jours encore, vous auriez été incapable de laisser le bateau dévaler seul  les vagues à plus de 20 nœuds. Mais l’organisme humain a cette capacité incroyable de s’habituer à tout.  Alors la trépidation de l’eau qui défile, tout contre votre oreille, de l’autre côté de la fine couche de carbone de la coque, vous comble plutôt qu’elle ne vous inquiète. Ca va vite, tout va bien. Dormir, encore un peu, un tout petit peu.
Se recroqueviller, rentrer dans sa coquille et fermer les yeux. Mais le rêve que vous venez de vivre est encore trop présent dans la mémoire pour vous laisser dormir. Un rêve qui vous a fait plonger dans ce monde que  vous côtoyer sans le voir, ce monde sous-marin sur lequel vous planez comme un long-courrier survole l’océan. Les images vous reviennent. Vous voilà en-dessous, dans les profondeurs de l’onde, regardant la surface de la mer comme un autre ciel. Un ciel sombre ou clair, une voûte dont les reflets d’argent se teintent de noir, de bleu ou de rose selon les nuages et l’heure. Les rayons du soleil la traversent et balayent, à coups de projecteurs blafards, le bouillonnement de vie de cette immensité liquide. Ce matin, ce ciel est agité, parcouru par les longs rouleaux des vagues. Les nuages brillants des bulles d’écume des déferlantes éclatent et s’étalent dans un roulement assourdi. Vous êtes une baleine nageant sans effort. Près de la surface, les vagues vous ballotent mais ces mouvements vous bercent sans vraiment vous gêner.  
Soudain, vous percevez un bruit que vous n’avez jamais entendu. Ce n’est pas le puissant crépitement des hélices des cargos. Celui-là, ce pollueur acoustique trop ignoré, vous le connaissez bien. Il est redoutable car il agresse, perturbe, étourdit et coupe toute communication avec vos congénères à des centaines de kilomètres à la ronde.  Non, il s’agit d’un autre bruit, plus aigu, plus régulier, comme une plainte qui monte crescendo. Le bruit se rapproche, s’amplifie, envahit l’espace liquide. Et brutalement, là, juste au-dessus, la surface de l’eau est zébrée par un cône sombre comme le ventre d’un énorme poisson. En dessous, à l’extrémité d’une longue nageoire rouge fluo, un bulbe effilé transperce l’eau comme une torpille. A peine le temps de l’apercevoir qu’il est déjà sur vous. Un coup de queue réflexe et vous avez juste le temps d’éviter le tranchant de la nageoire et la pointe de l’engin. Le tourbillon du sillage vous bouscule. Même pas le temps de le suivre du regard. Trop tard, il a déjà disparu. Ne reste plus qu’une longue trace blanche qui ondule et s’amenuise lentement comme celle que font les avions dans le ciel d’en haut, celui que vous apercevez quand vous venez respirer à la surface.
Mais ce n’était qu’un rêve et ce danger imaginaire évité de justesse vous réveille tout à fait. Vous vous dîtes que si cette baleine avait été réelle, vous auriez pu la percuter avec votre quille et sans doute lui faire très mal. Sans compter la casse sur le bateau. Il va falloir inventer un puissant klaxon sous-marin pour prévenir qu’on arrive. Laisser passer ! Dégagez la route s’il vous plait !
Bon, ce n’est pas tout ça, le quart d’heure de vacances est terminé, plus de temps à perdre. Il faut se lever. S’extirper du duvet. En garçon prévoyant, vous avez rangé vos sur-chaussettes au chaud, à l’intérieur, à l’abri de l’humidité. Malgré les mouvements du bateau, il faut réussir à les enfiler, puis se contorsionner sur les fesses pour ne pas poser les pieds sur le sol humide. Les chaussons, maintenant. Parfait. Puis dans l’urgence, faire chauffer l’eau pour le thé.     
Coup d’œil sur la montre. Vous avez dormi une heure et trente minutes, la durée moyenne d’un cycle de sommeil. Avec le bruit ce n’était pas évident, mais vous avez tout de même réussi à plonger sans délai dans l’inconscient. L’endormissement rapide est crucial pour ne pas s’angoisser à penser que l’on ne va pas réussir à dormir. Après quelques dizaines de minutes, vous avez, sans vous en rendre compte, atteint le sommeil profond. C’est la phase essentielle où les muscles se relâchent, la fatigue s’élimine, le physique se régénère et où les enfants grandissent. Un peu plus tard, vous avez entamé la remontée vers l’éveil, avec un palier comme dans une vraie plongée. Ici, le stop se nomme sommeil paradoxal. Le paradoxe est une activité cérébrale proche de l’éveil malgré un sommeil très profond. Le corps bouge, les yeux clignotent comme si vous étiez éveillé, pourtant vous êtes toujours très endormi. C’est le moment où les rêves semblent les mieux construits et les plus accessibles. Des voyages oniriques qui éliminent les stress, stimulent la créativité et sauvegardent l’important du jour d’avant. Puis survient le retour à la  conscience avec parfois le rêve qui déborde et cette baleine toujours présente dans vos pensées.
1h30 de sommeil. Un cycle de sommeil avec son rêve en apothéose, que demander de mieux ? 7 heures d’affilée, c’est pour la terre. Ici, on dort cycle par cycle. Certains scientifiques pensent que trop de prédateurs menaçaient les premiers êtres humains pour qu’ils restent inconscients toute une nuit. Pour survivre, pas d’autre choix pour eux que ce sommeil d’environ une heure et demi suivi d’un éveil pour inspecter les alentours. L’idéal ici, en course, quand les alentours ne sont pas trop inquiétants.
Pour les skippers, le sommeil quotidien se divise ainsi en 3 ou 4 cycles, plutôt la nuit que le jour. 5 à 6 heures en tout, au mieux. Cette durée permet de tenir longtemps sans perte de vigilance.
Mais parfois, les conditions sont plus préoccupantes. Alors l’organisme, fatigué, s’adapte et joue les apnéistes du sommeil : descente verticale vers le stade profond pour y rester quelques minutes et récupérer puis remontée rapide vers l’éveil. Les rêves, ce sera pour plus tard. En un quart d’heure ou un peu plus, l’aller-retour est joué. Court, très efficace, mais réalisable seulement en situation de stress et de manque de sommeil. Impossible de s’y entraîner en dehors de ces conditions. Ce sommeil « parking » est très pratiqué la nuit sur les aires d’autoroute, d’où son nom.
Reste enfin la solution du sommeil flash quand rien d’autre n’est possible. Quelques secondes pour se relaxer, fermer les yeux, respirer posément. Juste le temps de faire un « reset » de l’ordinateur cérébral. Ne plus penser, sauf peut-être à la baleine qui, elle, garde une moitié de cerveau en éveil pendant que l’autre est en train de dormir. L’idéal d’un sommeil à demi-éveillé qui restera un rêve de skipper, une histoire à dormir debout !

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